Secteur public
05 juin 2025

L’interdiction des signes convictionnels : les suites de l’affaire de la Commune d’Ans

Le tribunal du travail de Liège juge que la situation concrète de l’administration ne justifiait pas l’instauration d’une interdiction généralisée à l’ensemble du personnel

Dans un arrêt du 28 septembre 2023, la Cour de justice avait admis que la volonté d’instaurer d’un environnement administratif totalement neutre pouvait constituer un objectif susceptible de justifier une interdiction généralisée du port de signes convictionnels au personnel d’une administration publique. Il revenait cependant au juge national d’apprécier concrètement la régularité de la mesure. C’est ce qu’a fait le Président du tribunal du travail de Liège dans l’ordonnance commentée. Celle-ci ne clôt cependant pas définitivement l’affaire puisqu’un appel a été introduit à son encontre.

Contexte

La requérante est juriste au sein d’une commune, en charge de dossiers en matière d’urbanisme et de marchés publics. Après 5 années de service, elle avertit les autorités communales de son intention de porter le voile islamique.

La commune décide dans de lui interdire d’arborer des signes convictionnels jusqu’à l’adoption d’une réglementation générale relative au port de signes convictionnels. Moins d’un mois plus tard, la commune modifie son règlement de travail en insérant une disposition interdisant aux membres du personnel de la commune le port de tout signe convictionnel ostensible tant dans leur contact avec le public que dans leurs rapports avec leur hiérarchie et leurs collègues.

Après plusieurs recours infructueux, la travailleuse avait saisi le Président du travail de Liège d’une demande en cessation fondée sur la législation anti-discrimination.

Dans une ordonnance du 24 février 2022, le Président avait décidé que la décision individuelle visant à interdire temporairement à la travailleuse le port de tout signe convictionnel était constitutive d’une discrimination directe, dès lors qu’elle n’était pas fondée sur une règle suffisamment claire et généralisée.

Il lui fallait cependant encore statuer sur la situation actuelle, née en suite de la modification du règlement de travail. Pour celle-ci, le Président estimait qu’il existait une incertitude dans la manière dont il convenait d’interpréter la législation et, comme celle-ci trouve son fondement dans le droit européen, il décida de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. En attendant, il autorisait la requérante à porter le voile lorsqu’elle travaillait en back office.

L’arrêt de la Cour de justice du 28 septembre 2023

Dans son arrêt du 28 septembre 2023, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a admis que la volonté pour une administration publique d’instaurer un environnement administratif totalement neutre peut être considéré comme un objectif légitime pouvant justifier qu’elle interdise à son personnel d’arborer des signes convictionnels, même en back office.

Elle invitait néanmoins le juge à s’assurer qu’une telle interdiction était bien appliquée de manière cohérente et systématique à l’ensemble des travailleurs.

Elle rappelait également qu’il appartenait au juge national de s’assurer qu’une telle interdiction pouvait se justifier dans son principe, au regard du droit national applicable, et qu’elle restait proportionnée à l’objectif poursuivi. À cet égard, elle invitait le juge national à procéder, à la lumière des caractéristiques du contexte dans lequel la règle a été adoptée, à une pondération des intérêts en présence en mettant en balance, d’une part, la liberté fondamentale de pensée, de conscience et de religion des membres du personnel et, de l’autre, le principe de neutralité de l’administration.

La décision finale du Président du tribunal du travail de Liège du 3 décembre 2024

Après avoir rappelé les principes énoncés ci-avant, le Président du tribunal du travail de Liège s’emploie dans un premier temps à vérifier si l’interdiction du port de signes convictionnels était bien appliquée de manière systématique et généralisée.

Il juge que le fait que la responsable des ressources humaines ait porté des boucles d’oreilles en croix durant une réunion des chefs de service ne permet pas de soutenir le contraire, s’agissant d’un fait isolé qui a pu échapper à la sagacité des responsables de la commune.

Il se demande ensuite si l’interdiction du port de signes convictionnels était réellement justifiée par dans le contexte particulier de l’espèce et si elle n’entraine pas une restriction disproportionnée de la liberté de religion du personnel.

Sur ce point, le Président n’aperçoit pas en quoi la restriction imposée serait nécessaire à l’instauration d’un environnement administratif neutre, en particulier à l’égard d’une personne ne travaillant pas en contact avec le public, ni dans une fonction d’autorité.

Il estime en outre qu’elle est disproportionnée, en notant que l’intéressée portait le voile depuis plusieurs mois sans que cela ne provoque visiblement le moindre incident, ni tension.

Sur base de cette analyse, il juge que l’interdiction faite à la requérante de porter le voile est discriminatoire et fait injonction à la commune de mettre fin à celle-ci. Il la condamne en outre au paiement d’une indemnité équivalente à 6 mois de rémunération.

Que retenir ?

Selon le Président du tribunal de Liège, il ne suffit pas à l’administration d’invoquer la volonté, d’ordre idéologique, d’instaurer dans ses locaux un environnement administratif totalement neutre pour justifier l’adoption d’une règle interdisant de manière généralisée au personnel le port de signes convictionnels. Il faut encore que la poursuite de cet objectif soit justifié par des éléments factuels concrets, ce qui pourrait être le cas en présence de tensions communautaires sur le territoire de l’entité, d’actes de prosélytisme ou de tensions internes générées par le port de certains signes convictionnels par des membres du personnel.

Le greffe nous a cependant informé que la commune d’Ans avait fait appel de cette ordonnance.

Dans un arrêt du 14 février 2024, la Cour du travail de Bruxelles semble avoir admis plus largement la mise en place d’une telle interdiction généralisée dans une affaire concernant la Ville de Bruxelles, en reconnaissant que les autorités disposaient d’une marge d’appréciation et que la volonté d’instaurer un environnement totalement neutre au bénéfice de la collectivité pouvait prévaloir sur la liberté individuelle d’un (candidat) travailleur à manifester sa religion par le port de signes convictionnels.

On verra la position qu’adoptera finalement la Cour du travail de Liège sur cette délicate question.

Source : Prés. Trib. trav. Liège (réf.), 3 décembre 2024, R.G. 21/27/C (frappé d’appel)

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